15 juin – L’Exil
La porte a claqué derrière nous. Liv a rajusté son vieil havresac en cuir, et Link a arraché une torchère au mur du souterrain. Ils étaient prêts à me suivre dans le grand inconnu. Au lieu de quoi, nous sommes restés là à nous dévisager avec des yeux ronds.
— Eh bien, a fini par s’impatienter Liv, ça ne relève pas de la physique quantique. Soit tu connais le chemin, soit tu…
— Chut ! l’a coupée Link en plaquant une main sur sa bouche. Donne-lui une seconde. « Utilise la Force, jeune Skywalker. »
Apparemment, ce truc de Pilote fonctionnait à fond la caisse. Ils croyaient vraiment que je savais où aller. Ça ne posait qu’un seul problème – je n’en avais pas la moindre idée. J’allais devoir improviser.
— Par ici.
Marian avait soutenu que les Tunnels des Enchanteurs s’étendaient à l’infini, monde en soi, mais je n’avais pas pris conscience de ce que cela signifiait jusqu’à maintenant. À la première intersection, le corridor a changé, se rétrécissant, ses parois voûtées plus humides et plus sombres lui donnant des allures de tube plutôt que de souterrain. J’ai rasé les murs afin de progresser, et mon flambeau est tombé dans la boue.
— Flûte !
Le ramassant, j’ai coincé le manche entre mes dents et j’ai continué d’avancer.
— Fait iech, a marmonné Link dans mon dos, tandis que sa propre torche s’éteignait.
— La mienne aussi a cessé de brûler, a annoncé Liv, en queue du trio.
Nous étions désormais dans une obscurité absolue. Le plafond était si bas que nous étions forcés de nous baisser pour éviter de nous cogner dans la roche.
— Ça me flanque vraiment les jetons.
Link n’avait jamais aimé le noir. De derrière, Liv a lancé :
— Tu finiras bien par atteindre une…
— Aïe !
Je venais de heurter une surface dure et solide.
— … porte.
Link avait dû allumer sa lampe électrique, car un cercle de lumière vacillante a éclairé le sas rond dans lequel j’avais buté. Il était fabriqué dans une sorte de métal froid, sans comparaison avec les autres battants de bois ou arches de pierre que j’avais pu croiser dans les parages. Celui-ci ressemblait plutôt à un regard dans le mur, un regard qu’on aurait bouché. J’ai appuyé dessus avec mon épaule, il n’a pas bougé.
— Et maintenant ? ai-je demandé à Liv.
Après tout, elle était la doublure de Marian pour tout ce qui concernait les soucis de type Enchanteur. Je l’ai entendue feuilleter son calepin.
— Aucune idée, a-t-elle marmonné. Pousser plus fort ?
— Et tu as dû vérifier dans ton carnet pour me proposer ça ? me suis-je agacé.
— Tu veux que je te rejoigne à quatre pattes et que je m’en charge moi-même ? a-t-elle râlé à son tour.
— Du calme, les enfants, a tempéré Link. Je pousse Ethan, tu me pousses, et Ethan pousse la porte.
— Génial ! a ironisé Liv.
— Solidarité, MJ.
— Pardon ?
— Marian Junior. C’est toi qui as tenu à nous accompagner. Tu as une meilleure solution ?
Le vantail n’avait ni poignée ni valve. Il collait parfaitement à son encadrement circulaire, et pas un trait de lumière ne filtrait autour.
— Je suis d’accord avec Link, ai-je décidé. Pas question de rebrousser chemin.
Je me suis plaqué au sas.
— Un, deux, trois, poussez !
Mes doigts avaient à peine effleuré la porte cependant que celle-ci s’est ouverte d’un coup, comme si ma peau constituait la clé la déverrouillant, espèce de sésame génétique. Link m’a heurté de plein fouet, et Liv s’est affalée sur nous deux. Je suis tombé par terre, ma tête cognant contre ce qui paraissait être une pierre. J’étais tellement sonné que j’ai fermé les yeux. Lorsque je les ai rouverts, j’ai découvert un réverbère.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’est enquis Link, aussi désorienté que moi.
J’ai tâtonné autour de moi. Des pavés.
— J’ai touché la porte, et elle a cédé, ai-je expliqué.
— Ahurissant, a commenté Liv en se remettant debout pour inspecter les environs.
J’étais vautré dans la venelle d’une ville qui ressemblait à Londres ou à une vieille cité tout droit sortie d’un livre d’histoire. Me retournant, j’ai contemplé le sas rond, à côté duquel un panneau en laiton disait : ÉCOUTILLE OUEST, BIBLIOTHÈQUE PRINCIPALE. Link s’est assis et s’est frotté le crâne.
— Nom d’un chien ! On se croirait dans une de ces ruelles où Jack l’Éventreur assassinait ses victimes.
Il n’avait pas tort. Nous aurions pu nous trouver au débouché d’une allée londonienne au XIXe siècle. Seuls de rares lampadaires diffusaient une chiche lumière. De chaque côté s’élevaient les hautes façades arrière en brique de maisons mitoyennes. Liv a avancé sur la chaussée pavée déserte et a levé les yeux en direction d’une plaque en fer sur laquelle était gravé : LE CACHOT.
— Ce doit être le nom de ce souterrain, a-t-elle marmonné. Incroyable, non ? Le professeur Ashcroft m’en avait parlé, mais je ne me serais jamais imaginé ça. Il faut croire que les livres ont du mal à retranscrire la réalité.
— Ouais, a grogné Link en se relevant à son tour. Rien à voir avec les cartes postales. Mais tout ce que je voudrais savoir, moi, c’est où est passé le plafond.
La voûte avait en effet disparu, remplacée par un ciel nocturne, aussi vaste, réel et piqueté d’étoiles que ceux que j’avais pu contempler au cours de mon existence. Liv a recommencé à griffonner dans son calepin.
— Vous ne pigez donc pas ? a-t-elle dit. Il s’agit là de Tunnels Enchanteurs. Rien à voir avec le système souterrain que les Enchanteurs utilisent dans le comté de Gatlin afin d’emprunter des bouquins.
— C’est quoi, alors ? ai-je demandé en caressant le mur de brique le plus proche.
— Des voies d’accès à un autre monde. Ou, plutôt, un monde complet à elles toutes seules.
Percevant un son, j’ai sursauté, croyant que Lena me recontactait par la pensée. Je me trompais.
C’était de la musique.
— Vous entendez ? a lancé Link.
Ça m’a soulagé. Une fois n’est pas coutume, le bruit ne résonnait pas uniquement dans ma tête. Il provenait du bout de la venelle. On aurait dit la mélodie d’Enchanteurs qui avait rythmé la fête de Halloween à Ravenwood, la nuit où j’avais sauvé Lena de l’attaque mentale menée contre elle par Sarafine. J’ai tendu l’oreille en quête de Lena, je l’ai cherchée à l’aide de tous mes sens, en vain.
Liv a vérifié son sélenomètre avant de noter quelque chose dans son carnet.
— Un Carmen, a-t-elle annoncé. Bizarre, j’en ai retranscrit un hier, justement.
— Ne jargonne pas, s’il te plaît, a rouspété Link en continuant d’observer la nue avec ahurissement.
— Désolée. Ça signifie « Chant Magique ». De la musique d’Enchanteurs.
Je me suis lancé sur les traces de la mélodie.
— Quoi que ce soit, ça vient de là-bas.
Marian avait raison. C’était une chose de se balader dans les couloirs humides de la Lunae Libri, mais ce que nous faisions était complètement différent. Ma seule certitude était que nous n’avions pas la moindre idée de l’endroit où nous avions atterri.
Au fur et à mesure que je progressais, la musique a forci, les pavés se sont aplanis en asphalte, et la ruelle du vieux Londres a disparu au profit d’un quartier pauvre et contemporain. C’était à présent une rue anonyme de n’importe quelle zone déshéritée dans n’importe quelle grande ville moderne. Les bâtiments avaient des allures d’entrepôts abandonnés, des grilles de fer protégeaient les fenêtres aux vitres brisées, et les vestiges des enseignes lumineuses transperçaient la pénombre d’éclats fluorescents. Des mégots et des papiers gras jonchaient le sol, et un drôle de graffiti d’Enchanteurs – symboles dont le sens m’échappait – salissait un des murs. Je l’ai montré à Liv.
— Sais-tu ce qu’il veut dire ?
— Non, je n’ai jamais rien vu de tel. Mais il a un sens. Tous les symboles en ont un, dans l’univers des Enchanteurs.
— Cet endroit est encore plus flippant que la Lunae Libri, a marmonné Link.
Devant Liv, il s’efforçait de jouer les mecs à la redresse, sauf qu’il avait du mal à y parvenir.
— Tu veux rentrer ? lui ai-je proposé.
Je lui offrais une issue honorable, bien qu’il ait autant de raisons que moi d’être ici. Simplement, les siennes étaient plus blondes.
— Serais-tu en train de me traiter de mauviette ?
— Chut ! Je l’entends.
La musique magique a voleté, sa mélodie séduisante remplacée par autre chose. Cette fois, j’ai été le seul à capter les paroles.
Dix-sept lunes, dix-sept peurs,
Mort triste, honte des pleurs,
Vois le signe et marche un mille,
Dix-sept ne connaît qu’exil…
— Je l’ai, on ne doit pas être loin.
J’ai traqué la chanson qui défilait encore et encore dans mon crâne.
— Qu’est-ce que tu as ? a demandé Link en me contemplant comme si j’étais cinglé.
— Rien. Contente-toi de me suivre.
Les immenses portails en bois qui ponctuaient la rue crasseuse étaient tous pareils, bosselés et griffés, comme s’ils avaient été attaqués par un animal énorme ou par une créature pire encore. Sauf le dernier, d’où s’échappait Dix-sept Lunes. Peint en noir, il était marqué d’un nouveau graffiti. Toutefois, le symbole paraissait différent, et il n’avait pas été bombé mais gravé. J’en ai effleuré les contours.
— Ce machin ressemble à un signe celtique.
— Non, c’est du Niadic, m’a corrigé Liv dans un souffle. Une langue ancienne des Enchanteurs. Beaucoup de parchemins de la Lunae Libri sont rédigés ainsi.
— Qu’est-ce que ça raconte ?
Elle a soigneusement examiné le symbole.
— Le Niadic ne se traduit pas par des mots. Enfin, il ne faut pas considérer les mots comme tels, pas vraiment. Celui-ci signifie « endroit » ou « moment », dans le temps comme dans l’espace. Cependant, tu vois cette ligne qui le traverse ? Elle veut dire que l’endroit devient une absence d’endroit, un non-endroit.
— Comment un endroit peut-il être un non-endroit ? ai-je objecté. Soit tu es quelque part, soit tu n’y es pas.
Mais, à l’instant où je proférais ces mots, j’ai senti combien ils étaient inexacts. Je m’étais retrouvé dans un non-endroit quelques mois auparavant, ainsi que Lena.
— Je pense que l’idée est celle d’un exil, a suggéré Liv.
« Dix-sept ne connaît qu’exil. »
— Juste.
— Tu n’en sais rien, a protesté Liv en me gratifiant d’un drôle de regard. À moins que tu ne parles le Niadic, tout à coup ?
L’éclat dans son œil laissait supposer qu’il s’agissait là d’une preuve supplémentaire de mon statut de Pilote.
— Le mot était dans une chanson que j’ai entendue.
J’ai avancé le bras en direction du portail. Elle m’a retenu.
— Ce n’est pas un jeu, Ethan. Nous ne sommes pas au concours de pâtisserie de la foire de Gatlin. Des dangers rôdent par ici, des créatures bien plus mortelles que Ridley et ses sucettes.
J’ai deviné qu’elle tentait de m’effrayer. Malheureusement pour elle, ça n’a pas fonctionné. Depuis l’anniversaire de Lena, j’en savais plus sur les périls du monde des Enchanteurs que n’importe quelle bibliothécaire, Gardienne ou non. Je ne lui en voulais pas d’avoir la frousse. Il aurait fallu être idiot pour ne pas l’avoir – aussi idiot que moi.
— C’est vrai, ceci n’est pas une bibliothèque. Je comprendrais que vous deux refusiez d’entrer. Mais moi, j’y suis obligé. Lena est ici, quelque part.
— On s’en fout, a brusquement déclaré Link. J’adore les créatures dangereuses.
Poussant la porte, il l’a franchie comme si c’était celle des vestiaires du lycée Jackson. Haussant les épaules, je l’ai suivi. Liv a resserré sa prise autour du cordon de son havresac, prête à balancer ce dernier sur la tronche de quiconque nous chercherait des ennuis. Elle a avancé d’un pas hésitant, et le battant s’est refermé derrière elle.
L’intérieur était encore plus sombre que la rue. De grands lustres en cristal, complètement déplacés au milieu de la tuyauterie qui courait au plafond, fournissaient l’unique source lumineuse. Le reste de la salle était du genre industriel, un lieu de rave idéal. L’espace était immense, et des box circulaires en velours rouge foncé étaient éparpillés le long de son périmètre. Certains étaient dotés de lourdes draperies accrochées à des rails, ce qui permettait de les tirer autour des sièges, un peu comme des lits d’hôpital. Un bar occupait le fond de la pièce, devant un sas chromé rond équipé d’une poignée.
— C’est bien ce à quoi je pense ? a lancé Link qui l’avait également repéré.
— Oui. Un coffre-fort.
Les suspensions, le bar aux allures de comptoir commercial, les vastes fenêtres grossièrement occultées par du Scotch noir, le coffre… ces lieux avaient peut-être été une banque, autrefois. Pour peu que les Enchanteurs aient l’usage de banques, s’entend. Qu’avaient-ils bien pu abriter derrière cette porte d’acier ? Quoique… je préférais sans doute l’ignorer.
Mais rien n’était plus curieux que les gens – si c’en était – fréquentant l’endroit. Ils surgissaient et disparaissaient comme lors d’une des fêtes organisées par Macon, cependant que l’époque semblait changer à intervalles réguliers selon l’endroit où vous regardiez. Cela allait de gentlemen vêtus de costumes début du siècle (à la Mark Twain, avec cols durs blancs et cravates de soie rayées) à des sauvages en tenues de cuir au look gothique. Tous buvaient, dansaient, discutaient.
— Bon sang, mec, ne me dis pas que ces types affreux et transparents sont des fantômes ! a marmonné Link.
Il a reculé devant une silhouette diaphane, manquant presque d’en écraser une autre. Je ne tenais pas à ce qu’il découvre que c’était exactement ça – des spectres. Ils me rappelaient Genevieve au cimetière, en partie matérialisée, sinon qu’ils étaient là en nombre. L’autre différence était que Genevieve n’avait jamais bougé. Ces spectres ne flottaient pas au-dessus du sol comme dans les films. Ils marchaient, guinchaient, se déplaçaient comme n’importe qui, sauf qu’ils faisaient tout ça, rythmes et pas identiques, sans toucher terre. L’un deux, jetant un coup d’œil dans notre direction, s’est emparé d’un verre vide sur une table et l’a levé à notre adresse en manière de toast.
— Est-ce que j’ai des hallucinations ou ce fantôme vient de prendre un verre ? a demandé Link en donnant un coup de coude à Liv.
Elle s’est placée entre nous, ses cheveux frôlant mon cou, et s’est exprimée d’une voix si basse que nous avons été contraints de nous pencher pour l’entendre.
— Techniquement parlant, on ne peut pas les appeler fantômes. Ce sont des Diaphanes, des âmes qui n’ont pas pu gagner l’Autre Monde parce qu’elles n’avaient pas réglé leurs affaires dans celui des Enchanteurs ou des Mortels. Je ne comprends pas qu’ils soient aussi nombreux ce soir. D’ordinaire, ils aiment la solitude. C’est bizarre.
— Comme tout le reste dans ce fichu endroit, a maugréé Link qui continuait de mater le Diaphane au verre. Et tu n’as pas répondu à ma question.
— Oui, ils sont en mesure de s’emparer de ce qu’ils souhaitent. Comment crois-tu qu’ils se débrouillent pour claquer les portes et déplacer les meubles dans les maisons hantées ?
Pour l’instant, les maisons hantées étaient le cadet de mes soucis.
— Quel genre d’affaires ? ai-je voulu savoir.
J’en avais ma claque, des morts pas vraiment morts. Je n’avais guère envie d’en rencontrer de nouveaux cette nuit.
— Un problème non résolu au moment de leur décès. Un sortilège puissant, un amour malheureux, un destin brisé. Sers-toi de ton imagination.
J’ai songé à Genevieve et à son camée, me suis demandé combien de secrets perdus et d’injustices non corrigées hantaient le cimetière de Gatlin. Link reluquait une beauté qui arborait des volutes élégantes autour du cou, similaires à celles tatouées sur la peau de Ridley et de John.
— Ça ne me déplairait pas de lui régler son affaire, à celle-là, a-t-il ricané.
— Et vice versa, l’ai-je douché. Tu finirais par sauter d’une falaise en moins de deux.
J’ai observé la salle. Aucune trace de Lena. Plus je regardais et plus j’étais soulagé par la pénombre qui régnait. Les box se remplissaient de couples qui trinquaient et se pelotaient, tandis que la piste de danse était bondée de nanas qui tournoyaient et virevoltaient comme si elles tissaient une sorte de toile. Dix-sept Lunes s’était tue, pour peu qu’elle ait jamais résonné. La musique était maintenant plus forte, plus dure, version Enchanteresse du métal joué par les Nine Inch Nails. Les filles portaient des vêtements variés, qui en robe médiévale, qui en combinaison de cuir moulante. Puis venaient les Ridley, en minijupes et débardeurs noirs, avec des mèches rouges, bleues ou violettes dans les cheveux ; celles-ci glissaient les unes autour des autres, fabriquant une trame très différente des premières. Toutes, peut-être, étaient des Sirènes. Impossible à dire. Mais toutes étaient belles, et toutes étaient estampillées d’un avatar du tatouage de Ridley.
— Allons au fond.
J’ai laissé Link prendre la tête, de façon à ce que Liv marche entre nous. Bien qu’elle scrute le moindre coin de cette boîte avec l’avidité du touriste qui tient à tout se rappeler, elle était nerveuse. Cet endroit n’était pas fait pour les Mortelles (ni pour les Mortels, au demeurant), et je me sentais responsable de l’avoir entraînée dans cette aventure. Nous avons contourné la salle en rasant les murs. La cohue était intense, cependant, et j’ai heurté quelqu’un de l’épaule. Quelqu’un doté d’un corps.
— Pardon, ai-je lâché, instinctivement.
— Pas de souci.
Le type s’est arrêté, remarquant Liv.
— Au contraire, a-t-il aussitôt ajouté avec un clin d’œil à son adresse. Perdue ?
Il a souri, ses prunelles noires et luisantes étincelant dans l’obscurité. Elle s’est figée. Le liquide rouge du verre de l’homme a tangué quand il s’est rapproché.
— Non, tout va bien, a-t-elle répondu après s’être raclé la gorge. Je cherche juste une amie.
— Et si je devenais ton ami ? a-t-il riposté aussi sec.
Son sourire dévoilait des dents d’un blanc artificiel dans la lueur chiche de la boîte.
— Je parle d’une autre forme d’amitié.
J’ai constaté que les mains de Liv tremblaient autour du cordon de son sac.
— Quand tu auras trouvé ta copine, rejoins-moi là-bas.
Il est retourné vers le bar, où des Incubes faisaient la queue afin de remplir leurs verres de liquide rouge à une drôle de tireuse en verre. Je me suis efforcé d’effacer la scène de ma mémoire. Link nous a amenés près d’un des rideaux en velours accrochés à la paroi de l’ancienne banque.
— Je commence à me dire que c’était une très mauvaise idée, a-t-il soupiré.
— Et quand cette conclusion brillante t’est-elle venue ? a raillé Liv.
Son ironie est cependant passée largement au-dessus de la tête de Link.
— Je ne sais pas. Quand j’ai vu ce que ce mec sirotait, je pense. Ce n’était pas du punch, à mon avis. Bon, comment va-t-on découvrir s’ils sont ici ?
— Ils y sont.
Lena, en tout cas. Forcé. Je m’apprêtais à expliquer à mon copain que j’avais entendu la chanson et que je sentais sa présence lorsqu’une mèche rose et des cheveux blonds ont tourbillonné sur la piste de danse.
Ridley.
Nous apercevant, elle s’est arrêtée de tourner, créant un vide derrière elle. J’ai alors découvert John Breed en train de danser avec une fille qui avait noué ses doigts autour de sa nuque, tandis qu’il avait posé ses mains sur les hanches de sa cavalière. Leurs corps étaient collés l’un à l’autre, et ils paraissaient perdus dans leur propre monde. Du moins, c’est la sensation que j’éprouvais quand mes mains à moi étaient posées sur ces hanches. J’ai serré les poings, le cœur au bord des lèvres. J’ai deviné que c’était elle avant même de distinguer ses boucles brunes.
Lena…
Ethan ?